Transfert de responsabilité des soignants aux couples pour les décisions d'interruption médicale de grossesse. D'une prévention « totale » à une protection « totale »
Isabelle Ville  1  , Caroline Lafarge  2  
1 : Centre d'étude des mouvement sociaux
Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale - INSERM, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS)
2 : School of Human and Social Sciences, University of West London

Cette communication propose de faire un pas de côté, en regard des politiques du handicap, pour pénétrer une autre arène du traitement social des déficiences, susceptible d'apporter un éclairage particulier aux dynamiques qui relient protection et inclusion/exclusion des personnes handicapées. Cette arène est celle de la périnatalité, fortement impliquée depuis les années 1970 dans la prévention des handicaps.

A ces débuts, la prévention des handicaps congénitaux, qui associe diagnostic prénatal (étude du caryotype fœtal) et avortement « thérapeutique » est totalement déléguée aux praticiens ; elle s'ancre dans une écologie cognitive et morale de protection contre la dégénérescence de l'espèce humaine et se conçoit comme une mesure de santé publique. Les décennies suivantes sont le lieu de transformations radicales sur plusieurs fronts :

- La multiplication des biotechnologiques (imagerie, algorithmes probabiliste, génétique moléculaire...) permet de détecter de plus en plus d'anomalies fœtales tout en génèrant de nombreuses incertitudes ;

- La montée des préoccupations éthiques, les mouvements pour les droits des femmes et des personnes handicapées ont favorisé l'entrée dans l'ère de la « modernité thérapeutique »[1], caractérisée par une standardisation des pratiques régulées à distance de la relation médecin-patient dans des structures centrales (agences);

- Avec la généralisation de la contraception, la parentalité devient un choix et s'actualise avant même la naissance grâce aux technique d'imagerie[2] ; il en résulte qu'un même objet, le fœtus, est traité tantôt en « fœtus-tumoral », tantôt en « fœtus-projet » selon les situations[3].

L'ensemble de ces transformations ont conduit au transfert de la responsabilité de l'arrêt de la vie fœtale du champ de la santé publique à la sphère privée et à l'intimité des femmes et des couples.

En nous appuyant sur les réponses à un questionnaire de 144 femmes ayant accouché d'une enfant mort suite à une interruption médicale de grossesse, 15 entretiens et 9 récits de grossesses, nous analyserons les manières dont les femmes et les couples apprécient, jugent en valeur la situation à laquelle ils font face et justifient leur choix. Nous montrerons que le transfert de responsabilité s'accompagne d'un double renversement : le « fœtus-tumoral » à l'œuvre dans les politiques de santé publique, d'autant plus remplaçable qu'il est malformé, s'oppose au « foetus-projet » que la malformation ne disqualifie pas aux yeux des femmes. Bien au contraire, sa maladie lui confère une vulnérabilité qui le valorise et exacerbe le besoin de le protéger. Protection contre une souffrance anticipée, associée à la pathologie et à ses traitements, mais aussi aux insuffisances d'une société compétitive, hostile à la différence, qui ne soutient pas les plus faibles. Dès lors, la décision d'épargner l'enfant relève d'un « acte d'amour », dont les femmes réclament la reconnaissance.

A une prévention « totale » des handicaps se substitue ainsi une protection « totale » de l'enfant handicapé ; si ces positions s'opposent radicalement quant à leurs motifs, toutes deux se traduisent par un seul et même acte, l'arrêt de la vie fœtale.

 


[1] Nicolas Dodier, Leçons politiques de l'épidémie de sida. Paris: EHESS, 2003

[2] Barbara Duden, Disembodying Women: Perspectives on Pregancy and the Unborn, Harvard University Press, 1993.

[3] Luc Boltanski, La condition fœtale. Une sociologie de l'engendredement et de l'avortement. Gallimard, 2004



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