Alors qu'historiquement les ESMS accueillant des enfants présentant une déficience intellectuelle centraient leur mission autour de l'apprentissage des gestes des métiers routiniers et mécanisés auxquels ils étaient prédestinés (Zafiropoulos ; 1981), la présence de plus en plus pregnante de "projets" artistiques vient signifier là que l'on attend plus de l'enfant qu'il intériorise les codes du travailleur exécutant. Comme le manifeste bon nombre d'évènements mêlant enfants dits handicapés et professionnels de l'art, ce type d'activité n'entend pas « normaliser » l'enfant mais lui permettre de s'exprimer selon sa singularité, de développer son potentiel caché (Ehrenberg ; 2020). Associée aux idéaux de réalisation et d'expression de soi, l'activité artistique incarne le souhait de respecter la diversité des fonctionnements humains, de se défaire d'une distinction entre « capables » et « incapables ».

Ce déplacement est à relier toutefois à la notion d'autonomie, omniprésente aussi bien au sein du champ médico-social (Eideliman, Winance ; 2019) que dans le champ éducatif (Lahire ; 2005). Si l'on souhaite « partir de l'enfant » plutôt que de lui prescrire des tâches, ne lui demande t-on pas implicitement de s'appuyer sur des ressources qu'on ne lui a pas préalablement enseignées ? (Rayou ; 2000) La contestation de la logique intégrative au travers de la pratique artistique n'est-elle pas devenue une injonction normative niant ce dont il faut disposer pour pouvoir être reconnu créatif ?

C'est pour cette raison que nous nous sommes intéressés aux modalités de mise en œuvre de ce « potentiel créatif ». Nous avons mené une ethnographie de plus de deux ans au sein d'un IME qui a, pourrait-on dire, « misé » sur l'art (un service entièrement dédié à l'art y a notamment été construit). Nous les avons interrogé sur les principes qui guident leur action et observé comment ils s'y prenaient, durant les ateliers artistiques qu'ils dirigeaient, pour « mettre au travail » les enfants. Nous avons aussi observé l'activité effective des enfants, leurs réactions au regard des demandes qui leur étaient faites.

Si les professionnels se refusent -bien souvent- à fixer des procédures et des objectifs préalables à l'enfant, susceptibles selon eux d'en revenir à une forme de contrôle « paternaliste », ils n'en attendent pas moins un certain comportement, un certain engagement dans l'activité et certaines qualités intellectuelles. Dans ce cadre, les plus « talentueux » sont aussi ceux qui répondent favorablement aux demandes implicites (Dürler ; 2015). Ceux moins à l'aise peuvent voir leurs difficultés décrites selon le type de pathologie qui les a vu être redirigés en milieu spécialisé, ou bien en termes « psychologiques » (Morel ; 2014). Une distinction entre « capables » et « incapables », comme le décrit Primérano (2020) dans son ethnographie d'IME, s'opère à l'endroit même où celle-ci devait disparaître.

Durler H. L'Autonomie obligatoire. Sociologie du gouvernement de soi à l'école, Rennes, PUR, 2015.

Eideliman J-B, Winance M. « Propositions de réflexion à partir de l'article de Cyril Desjeux sur les modalités de coopération entre personnes valides et handicapées. Commentaire. », Revue Alter, 56-61, 2019.

Ehrenberg, A. « L'idéal du potentiel caché. Le rétablissement, le rite et la socialisation du mal », Anthropologie & Santé [En ligne], 20 | 2020

Lahire, B. « Fabriquer un type d'homme “autonome” : analyse des dispositifs scolaires », in L'Esprit sociologique, Paris, La Découverte, 2005, p. 322-349.

Morel, S. La médicalisation de l'échec scolaire, Paris : La Dispute, 2014.

Primérano, A, La fabrique des in/capables. Ethnographie de l'accompagnement en institution spécialisée pour adolescent-es désigné-es autistes, thèse de doctorat, EHESS, 2020.

Zafiropoulos, M. Les arriérés : de l'asile à l'usine, Paris, Payot, 1981.