Emprises et déprises institutionnelles en psychiatrie. Quand les neuroleptiques à action prolongée interrogent les jeux d'échelle de l'institution totale
Tonya Tartour  1, 2@  
1 : Centre de sociologie des organisations
Sciences Po, Centre National de la Recherche Scientifique : UMR7116
2 : Sciences Po Bordeaux - Institut d\'études politiques de Bordeaux
Sciences Po Bordeaux - Institut d\'études politiques de Bordeaux, Sciences Po Bordeaux - Institut d'études politiques de Bordeaux

Selon la « rhétorique médicale », la « découverte » des premiers neuroleptiques dans les années 1950 et 1960 constitue une « révolution » en contribuant à la fermeture progressive des asiles. Dès 1966, un laboratoire pharmaceutique français, Squibb, met sur le marché le Moditen®, un neuroleptique injectable à action prolongée (NAP) ou neuroleptique « à effet retard ». Il s'agit d'une injection intramusculaire de produit neuroleptique dont la libération dans l'organisme est progressive sur une durée de deux semaines, un mois voire trois mois. Les potentialités de ces traitements apparaissent considérables puisqu'ils proposent une solution technique au problème de l'observance médicamenteuse des patients atteints de psychoses et promet ainsi la poursuite des changements déjà amorcés (réglementairement au moins) dans l'organisation des soins psychiatriques depuis les années 1960 : le mouvement de désinstitutionalisation à travers les politiques de sectorisation .

A partir d'un terrain ethnographique en cours mené dans les structures d'un établissement psychiatrique de la région parisienne, nous entendons discuter la notion d'institution totale en engageant un dialogue avec le cadre d'analyse de la sociologie des sciences et des techniques. L'innovation thérapeutique que constituent les NAP performe le réseau dans laquelle elle s'inscrit et apparaît bien comme une série d'« objets techniques [qui] ont un contenu politique au sens où ils constituent des éléments actifs d'organisation des relations des hommes entre eux et avec leur environnement ». Nous interrogeons la reconfiguration de ces relations en explorant l'emprise et les déprises institutionnelles portées par l'usage des NAP.

L'emprise institutionnelle est caractérisée par l'observance médicamenteuse forcée qu'impose le traitement par NAP. La régulation de la prise étant confiée à l'équipe de soins, les NAP peuvent apparaitre comme un dispositif de contrôle social fort qui déplacent l'emprise institutionnelle à l'extérieur des murs de l'établissement. L'administration du médicament par un infirmier retire au patient sa potentielle autonomie dans la gestion de son traitement médicamenteux – pourtant reconnue comme un élément central de l'acceptation de la maladie chronique comme « autonomie assistée ». Au contraire, la déprise institutionnelle est contenue dans l'objectif même de la prescription des NAP : forcer l'observance pour amoindrir le risque de « rechute » au cours de la trajectoire de soins et ainsi diminuer le recours à l'hospitalisation. Cette alternative thérapeutique apparait particulièrement en ligne avec les politiques hospitalières contemporaines qui promeuvent une réduction des durées moyennes de séjour et les prises en charge en dehors de l'institution hospitalière, dans un contexte où le remboursement des médicaments représente seulement 7% du coût global de la prise en charge sanitaire sur une année pour les patients atteints de psychose. L'institution physique, ses professionnels et ses pratiques, ne disparaissent pas derrière le produit injectable pour autant. Les patients continuent d'être « suivis » par l'équipe du Centre médico-psychologique dont ils dépendent, se rendent sur place pour recevoir leur injection et peuvent éventuellement être ré-hospitalisés si leur état se détériore.

En prenant appui sur des études de cas de patients diagnostiqués schizophrènes et traités par NAP, la communication interroge les jeux d'échelle de l'institution psychiatrique et le caractère total de celle-ci lorsqu'elle recourt à des dispositifs de gouvernement à distance des conduites des patients.


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